France : le Sénat dit “oui” à une disposition d’un projet de loi prévoyant d’allumer les micros et caméras de téléphone à distance dans certaines enquêtes

@journalduhack

Les sénateurs ont adopté mercredi une disposition controversée du projet de loi Justice du gouvernement, qui prévoit d’allumer les micros et caméras de téléphone à distance, dans le cadre d’affaires de terrorisme, de délinquance ou de crime organisé, malgré l’opposition de la gauche. L’article 3 du projet de loi du garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, examiné en première lecture par les sénateurs, apporte plusieurs modifications à la procédure pénale.

La proposition de loi a suscité l’opposition des groupes de gauche et du centre, qui ont dénoncé une atteinte disproportionnée à la vie privée et aux libertés fondamentales. Ils ont également souligné les risques de détournement ou de piratage des données collectées.

Le Sénat a adopté en première lecture, mercredi 7 juin 2023, une proposition de loi visant à renforcer les moyens de lutte contre le terrorisme et le cyberespionnage. Ce texte, porté par le groupe Les Républicains, autorise notamment les services de renseignement à activer à distance les caméras ou les micros des téléphones portables ou des ordinateurs des personnes suspectées de menacer la sécurité nationale.

Cette mesure est autorisée pour les enquêteurs, soit pour géolocaliser une personne, soit pour réaliser des captations de sons et d’images (des écoutes). La géolocalisation est autorisée sur requête du procureur de la République, ou du juge d’instruction, pour des affaires relatives à un crime ou à un délit puni d’au moins dix ans d’emprisonnement, tandis que les écoutes pourront être autorisées par un juge dans des enquêtes relevant du terrorisme ou du crime organisé. Dans le texte initial, cette procédure concernait les infractions punies d’au moins 5 ans de prison, mais un amendement du président du groupe LR, Bruno Retailleau, l’élevant à 10 ans a été adopté en séance.

La gauche a tenté sans succès de supprimer totalement ou partiellement des dispositions jugées «disproportionnées». « L’atteinte est particulièrement grave, car la captation concerne aussi des personnes tierces. Le suspect va prendre son portable dans le métro. Toutes les conversations autour seront alors captées. Pareil, s’il va au restaurant. Toute conversation dans l’espace public est alors sous écoute », a objecté le sénateur écologiste, Guy Benarroche en défendant un amendement de suppression de ces dispositions. C’est «la porte ouverte à une surveillance généralisée», a-t-il affirmé.

Malgré les protestations de la gauche contre un risque d’écoute généralisé, la majorité sénatoriale a simplement souhaité encadrer le dispositif. La proposition de la sénatrice écologiste Mélanie Vogel d’interdire explicitement ces écoutes pour les journalistes, les médecins, notaires et huissiers n’a pas été retenue. La rapporteuse LR Agnès Canayer a préféré se baser sur la rédaction initiale qui protégeait les lieux comme les cabinets médicaux, les entreprises de presse ou les études de notaires et des huissiers, et l’étendre aux personnes travaillant dans ces lieux protégés ainsi qu’à leur domicile.

Le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti a tenté de répondre à ce qu’il a qualifié « de cris d’orfraie » en rappelant que ces techniques étaient déjà autorisées : les forces de l’ordre utilisent déjà des techniques de surveillance et de mise sur écoute, comme la pose de balises sous une voiture ou de mouchards sur les suspects par exemple. Mais « la crainte d’attirer l’attention des délinquants faisant l’objet d’enquête pour des faits de criminalité organisée, de révéler la stratégie établie ou tout simplement parce qu’elle exposerait la vie des agents chargée de cette mission » justifie la mise en place de ces nouveaux outils, selon le ministère de la Justice.

Ils sont par ailleurs « entourés de garanties importantes », a par ailleurs assuré le ministre, Éric Dupond-Moretti. « L’idée est de faire prendre le moins de risques possible aux officiers de police judiciaire, de les protéger », a-t-il argumenté. « On semble découvrir la lune » a-t-il ajouté. Le ministre a également rappelé que ces techniques étaient subordonnées à l’autorisation d’un juge.

Une atteinte disproportionnée à la vie privée ?

Dans un communiqué publié le 31 mai, l’Observatoire des libertés et du numérique (ONL) avait qualifié cet article 3 de « surenchère sécuritaire du gouvernement » permettant de transformer tout objet connecté en potentiel « mouchard ». En effet, selon l’ONL, « tous les objets numériques disposant d’un micro, d’une caméra ou de capteurs de localisation » pourraient être « piratés », en citant par exemple les baby phone, les assistants vocaux, les GPS d’une voiture ou d’une montre connectée.

ONL

La mesure prévue par l’article 3 est particulièrement problématique pour les téléphones portables et les ordinateurs tant leur place dans nos vies est conséquente. Mais le danger ne s’arrête pas là puisque son périmètre concerne en réalité tous les « appareils électroniques », c’est-à-dire tous les objets numériques disposant d’un micro, d’une caméra ou de capteurs de localisations. Cette mesure d’enquête pourrait ainsi permettre de :

  • « sonoriser » donc écouter des espaces à partir d’une télévision connectée, d’un babyphone, d’un assistant vocal (type Google Home), ou d’un micro intégré à une voiture ;
  • de retransmettre des images et des vidéos à partir de la caméra d’un ordinateur portable, d’un smartphone ou d’une caméra de sécurité à détection de mouvement ;
  • de récupérer la localisation d’une personne grâce au positionnement GPS d’une voiture, d’une trottinette connectée ou d’une montre connectée. De nombreux autres périphériques disposant de ces capteurs pourraient aussi être piratés.

Si ce texte était définitivement adopté, cela démultiplierait dangereusement les possibilités d’intrusion policière, en transformant tous nos outils informatiques en potentiels espions.

Il est, à cet égard, particulièrement inquiétant de voir consacrer le droit pour l’État d’utiliser les failles de sécurité des logiciels ou matériels utilisés plutôt que de s’attacher à les protéger en informant de l’existence de ces failles pour y apporter des remèdes.

Les services de police et de renseignement disposent pourtant déjà d’outils extrêmement intrusifs : installation de mouchards dans les domiciles ou les voitures (balise GPS, caméras de vidéosurveillance, micro de sonorisation), extraction des informations d’un ordinateur ou d’un téléphone par exemple et mise en oeuvre d’enregistreurs d’écran ou de frappes de clavier (keylogger). Ces possibilités très larges, particulièrement attentatoires à la vie privée, sont déjà détournées et utilisées pour surveiller des militant·es comme (dans la lutte du Carnet, dans l’opposition aux mégabassines, dans les lieux militants de Dijon, ou dans les photocopieuses de lieu anarchistes, etc.)

Alors que les révélations sur l’espionnage des téléphones par Pegasus continuent de faire scandale et que les possibilités des logiciels espions ont été condamnées par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, le ministère de la Justice y voit a contrario un exemple à suivre. Il tente de légitimer ces dispositifs en assurant que seuls le crime organisé et le terrorisme seront visés via ces « techniques spéciales d’enquête ».La méthode de « piratage » est elle-même pointée du doigt. Les enquêteurs « se serviront des failles de sécurité des appareils », explique Bastien Le Querrec, juriste à La Quadrature du Net, membre de l’ONL. « Alors que le gouvernement devrait chercher à les corriger pour protéger les utilisateurs, il va les utiliser dans le cadre de ces enquêtes, et entretenir ainsi ces vulnérabilités », abonde-t-il, tout en dénonçant « une nouvelle forme de surveillance inquiétante, totalement disproportionnée ».

source : developpez

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