C’est ce que des documents classifiés par la CIA et obtenus par le Washington Post et le diffuseur allemand ZDF ont qualifié de coup d’État du siècle en matière de renseignement… Crypto AG, une entreprise suisse qui a fait ses preuves en mettant sur pied des dispositifs de chiffrement pour l’armée américaine pendant la Seconde Guerre mondiale, en a également fourni, après guerre, à plus de 120 pays qui n’étaient pas au courant de sa collusion avec les services de renseignement américains et allemands. La société a appartenu pendant des décennies à la CIA et à l’agence de renseignement allemande – le BND. Ceci a permis à la CIA, à la NSA et aux services de renseignement allemands de lire les communications les plus sensibles de la plupart des pays à l’exception de la Chine et de la Russie.
En fait, des clients de Crypto AG parmi lesquels on liste l’Iran, les juntes militaires d’Amérique du Sud, les rivaux nucléaires indiens et pakistanais et même le Vatican ont fait confiance à l’entreprise pendant près d’un demi-siècle pour garder secrètes les communications de leurs espions, soldats et diplomates.
« Mais ce qu’aucun de ses clients n’a jamais su, c’est que Crypto AG appartenait à la CIA dans le cadre d’un partenariat hautement secret avec les services de renseignement ouest-allemands. Ces agences d’espionnage ont truqué les appareils de l’entreprise afin de pouvoir facilement casser les codes que les pays utilisaient pour envoyer des messages chiffrés. Cet arrangement, qui dure depuis des décennies et qui compte parmi les secrets les plus étroitement gardés de la guerre froide, est mis à nu dans un historique classifié et complet de l’opération », rapporte le Washington Post.
Tout part d’une première poignée de main entre les services de renseignement américains et Crypto AG en 1951. L’entente appelait Benoit Hagelin (fondateur de Crypto AG) à restreindre les ventes des dispositifs de chiffrement les plus sophistiqués de son entreprise à des pays sur une liste approuvée par les USA. Ceux absents de cette dernière recevraient alors des systèmes au chiffrement plus aisé à casser. Hagelin serait indemnisé pour ses ventes perdues à hauteur de 700 000 dollars d’avance. Dès 1960, l’entente fait l’objet de renouvellement pour 855 000 dollars ; une somme qui se déclinera en honoraires évalués à 70 000 $ par an et en suppléments de 10 000 $ pour des dépenses marketing. D’autres services de renseignement dont ceux de France et d’Allemagne de l’Ouest auraient été mis au courant de l’entente entre les USA et l’entreprise suisse. Ceci, en 1967, a amené Français et Allemands de l’Ouest à se rapprocher de Crypto AG pour tenter un rachat. Le fondateur refuse et fait remonter l’offre à la CIA qui rachètera finalement l’entreprise en 1970, en tandem avec le BND pour 5,75 millions de dollars.
Les services de renseignement américains et ouest-allemands ont ainsi pu surveiller la crise des otages à l’ambassade américaine de Téhéran en 1979, fournir des informations sur l’armée argentine au Royaume-Uni pendant la guerre des Malouines, suivre les campagnes d’assassinats des dictateurs sud-américains et surprendre des responsables libyens se féliciter après l’attentat contre la discothèque La Belle à Berlin-Ouest en 1986 (bilan : deux soldats américains décédés).
Les services de renseignement ouest-allemands se sont désengagés de l’accord dès la fin des années 1970 et s’en sont totalement retirés au moment de la réunification de leur pays. Ils ont procédé à la revente de leurs parts à la CIA qui est demeurée seul maître à bord du navire jusqu’en 2018 – période à laquelle elle a revendu l’entreprise. « Crypto avait perdu de son importance sur le marché mondial de la sécurité du fait de la diffusion massive d’une technologie de chiffrage fort dorénavant accessible sur les smartphones », rapporte le Washington Post en guise d’analyse de la manœuvre.
L’ancien coordinateur du renseignement allemand, Bernd Schmidbauer, a confirmé à la ZDF l’existence de cette opération estimant qu’elle avait permis « de rendre le monde un peu plus sûr. »
Grosso modo, plus de cent pays se sont appuyés sur Crypto AG pour entrer en possession de dispositifs de chiffrements truqués au profit des USA et des services de renseignement ouest-allemands pendant près de quatre décennies. À date, l’entreprise est la propriété de la société suédoise Crypto International qui assure n’avoir aucun lien avec la CIA ou le BND. Le gouvernement suisse a annoncé le 15 janvier qu’il lançait une enquête sur les liens de Crypto AG avec la CIA et la BND. Au début de ce mois, les autorités suisses ont révoqué la licence d’exportation de Crypto International. Les enquêtes sur la société se poursuivent sur plusieurs axes dont celui de savoir ce qu’il est advenu des millions de dollars qu’elle a générés…
Source : developpez